« Dès qu'il s'agit de me résumer à moi-même (plus encore qu'à autrui) ce pour quoi j'écris, je reviens à cette émotion du 26 janvier, à cette première entrevue avec Philippe ; au peu de mots qu'il a alors prononcés et qui m'ont conduit à chercher la plus juste manière de restituer l'existence, en vérité le pouls d'une tribu de poètes et d'artistes. Je suis convaincu qu'il me faut interroger à travers eux la petite histoire émotive des saisons et des jours : toute émotion vraie est source de révélation. Aussi bien, je m'attelle à cette tâche avec scrupule - pour sauver dans la vie quotidienne de ces hommes quelques riens qui leur paraissent valeur négligeable : mais je forme l'espérance qu'à côté de leurs oeuvres, étant donné qu'ils m'ont ému, ils éclairent peut-être, même très partiellement, la mentalité poétique d'une époque. »
Amaury Nauroy, « La Ronde... », 2016.

Longtemps, le narrateur de Rondes de nuit a vu dans les personnages du tableau de Rembrandt auquel il emprunte son titre « une mystérieuse ronde de poètes », lui-même s'identifiant à l'enfant ébahie d'être là, « à qui la parole manque », au centre de la composition. Et ce livre singulier est en effet d'abord une galerie de portraits d'écrivains et d'artistes - de l'éditeur Henry-Louis Mermod aux auteurs qu'il a publiés : Ramuz, Roud, Jaccottet, Chessex -, une très vivante chronique de la littérature suisse romande d'après-guerre qui finirait par déborder les limites géographiques d'un pays. Mais on peut lire aussi cette « petite histoire émotive des saisons et des jours » comme un roman d'apprentissage : le récit de la vocation d'un écrivain qui, au cours de l'ouvrage, approfondira sa compréhension du tableau pour y voir désormais « la connivence des vivants et des morts sans quoi toute vie demeure irrespirable ». Les deux côtés de son existence se rejoignent, le portrait du grand-père paysan peut désormais prendre place auprès de ceux des maîtres qu'il s'est choisi.