Dans les années 1960-1970, l'État français encourage l'avortement et la contraception dans les départements d'outre-mer alors même qu'il les interdit et les criminalise en France métropolitaine.
Comment expliquer de telles disparités ?
Partant du cas emblématique de La Réunion où, en juin 1970, des milliers d'avortements et de stérilisations sans consentement pratiqués par des médecins blancs sont rendus publics, Françoise Vergès retrace la politique de gestion du ventre des femmes, stigmatisées en raison de la couleur de leur peau.
Dès 1945, invoquant la « surpopulation » de ses anciennes colonies, l'État français prône le contrôle des naissances et l'organisation de l'émigration ; une politique qui le conduit à reconfigurer à plusieurs reprises l'espace de la République, provoquant un repli progressif sur l'Hexagone au détriment des outre-mer, où les abus se multiplient.
Françoise Vergès s'interroge sur les causes et les conséquences de ces reconfigurations et sur la marginalisation de la question raciale et coloniale par les mouvements féministes actifs en métropole, en particulier le MLF. En s'appuyant sur les notions de genre, de race, de classe dans une ère postcoloniale, l'auteure entend faire la lumière sur l'histoire mutilée de ces femmes, héritée d'un système esclavagiste, colonialiste et capitaliste encore largement ignoré aujourd'hui.
Un des événements décisifs de l'histoire occidentale, et même mondiale, s'est produit le 29 octobre 312 dans l'immense empire romain : l'empereur Constantin se convertit au christianisme. Sans lui, le christianisme serait probablement resté une secte d'avant-garde, et cette date pose la borne-frontière entre l'Antiquité païenne et l'époque chrétienne. Désormais le christianisme était religion licite et l'égal du paganisme. Après avoir analysé le rapport des païens et des chrétiens à leur dieu (un païen était content de ses dieux s'il avait obtenu leur secours par ses prières et ses sacrifices, tandis qu'un chrétien faisait plutôt en sorte que son Dieu fût content de lui), Paul Veyne montre que Constantin ne cessera de répéter qu'il n'est que le serviteur du Christ qui l'a pris à son service et qui lui procure toujours la victoire. Il est le souverain personnellement chrétien d'un empire qui a intégré l'Église. Suit une étude passionnante du césaro-papisme. Le christianisme était la religion la plus éloignée qui fût d'une distinction entre Dieu et César, contrairement à ce qu'on entend répéter : tout le monde devait être chrétien, César en tête, lequel avait des devoirs envers cette religion qui formait un tout.
Cette puissante et originale étude des débuts du christianisme se clôt sur une réflexion sur les " origines chrétiennes " de l'Europe. Pour Paul Veyne, il faut en finir avec le lieu commun selon lequel l'Europe devrait au christianisme d'avoir séparé politique et religion ; ce n'est pas le christianisme qui sous-tend l'Europe actuelle, c'est l'Europe actuelle qui inspire le christianisme ou certaines de ses versions. Par analogie ou, si l'on veut, par confusion entre l'égalité spirituelle et l'égalité temporelle, le vieux sol christianisé a été pour les Lumières un terrain mental qui n'était nullement destiné à leurs semences, mais qui, mieux que d'autres sols, pouvait les recevoir. Le christianisme a cessé depuis longtemps d'être les " racines " de l'Europe, mais, pour certaines valeurs, il reste un " terrain ", comme disent les médecins, un sol fertile.
Fort de sa triple culture - africaine, française et américaine -, Souleymane Bachir Diagne s'interroge sur la traduction dans ce texte engagé et humaniste, porteur d'une éthique. Si la traduction manifeste le plus souvent une relation de profonde inégalité entre langues dominantes et langues dominées, elle peut aussi être source de dialogue, d'échanges, de métissage, y compris dans des situations d'asymétrie, propres notamment à l'espace colonial, où l'interprète, de simple auxiliaire, devient un véritable médiateur culturel.Faire l'éloge de la traduction, « la langue des langues », c'est célébrer le pluriel de celles-ci et leur égalité ; car traduire, c'est donner dans une langue hospitalité à ce qui a été pensé dans une autre, c'est créer de la réciprocité, de la rencontre, c'est faire humanité ensemble, c'est en quelque sorte imaginer une Babel heureuse.La question de la traduction, de l'universel et du pluriel, est au coeur de l'oeuvre de Souleymane Bachir Diagne, l'une des voix africaines contemporaines les plus respectées. Il a notamment publié, chez Albin Michel, En quête d'Afrique(s) : universalisme et pensée décoloniale, coécrit avec Jean-Loup Amselle (2018).
Dans ses différentes fonctions (enseignement, édition, conseiller au Ministère de la Recherche, etc.), Heinz Wismann n'a cessé d'interroger les traditions intellectuelles qui, dans leurs différences et leurs contradictions, constituent la culture philosophique et scientifique contemporaine. D'où le titre de sa grande collection au Cerf, « Passages », en référence à Walter Benjamin, dans l'idée que la complexité du monde actuel n'est intelligible que par un décentrement rigoureux des disciplines et des traditions savantes et nationales.
Depuis plus de trente ans, Heinz Wismann a joué en France un rôle décisif dans la vie culturelle et intellectuelle où il s'est attaché à transmettre et à reconstruire des traditions à l'époque oubliées : les présocratiques (Héraclite), l'idéalisme allemand (Cassirer, Benjamin).
Au centre de toutes ses activités de passeur entre l'Allemagne et la France, le ressort de sa démarche est une analyse des mécanismes par lesquels une tradition se sédimente et tout à la fois innove ; la conception des rapports entre les langues en est le terrain d'exercice privilégié. L'intérêt de son parcours intellectuel est indissociable de sa fréquentation de tous les milieux français (culturels, savants, politiques), dont il donne un portrait intérieur, et européens (Bulgarie, Allemagne de l'Est, etc.), où il est extrêmement connu.
D'Homère à Nietszche, de Platon à Kant, de la philologie à la musique, de la langue au texte, c'est ce tissage de la pensée qu'Heinz Wismann évoque avec un savoir et un talent exceptionnels.
Que signifie être juif et qu'est-ce qu'un antisémite ? Pourquoi faut-il que, périodiquement, l'énigme attachée à l'identité des fondateurs du premier monothéisme soit l'objet de telles passions ? Retour à la question juive, donc.
Pour bien distinguer, d'abord, l'antijudaïsme médiéval (persécuteur) de l'antijudaïsme des Lumières (émancipateur) quand d'aucuns, aujourd'hui, prétendent identifier le second au premier : tous antisémites, affirment-ils, de Voltaire à Hitler. Pour passer ensuite en revue les grandes étapes de la constitution de l'antisémitisme en Europe. Puis, pour assister, entre Vienne et Paris, à la naissance de l'idée sioniste - et à sa réception dans les pays arabes et au sein de la diaspora.
Une idée, trois légitimités. " Juif universel " contre " Juif de territoire ", tel est désormais le couple autour duquel s'organise le débat, auquel Freud et Jung apportent une contribution décisive. Le voici bientôt relancé après la création de l'Etat d'Israël (1948) et le procès Eichmann (1961), tandis que gagne souterrainement l'idée que le génocide serait pure invention des Juifs. Et pour finir, ceci : comment expliquer la multiplication, depuis dix ans, des procès intellectuels et littéraires en antisémitisme ?
Membre de l'Académie de langue arabe du Caire, professeur honoraire au Collège de France, sociologue et orientaliste, Jacques Berque, parfois dénommé « le passeur entre les deux rives », a donné à l'Institut du monde arabe des conférences où, après la publication de son Essai de traduction du Coran, il présentait à un large public le livre fondateur de l'Islam. Relire le Coran reprend ces conférences en éclairant plus particulièrement la structure qui organise le Coran sous une apparente incohérence, le rapport à l'absolu et au temps, l'appel à la raison en manière de loi et enfin la nature de la langue et sa relation aux parlers arabes réels.
Le message conjugue la transmission de l'absolu et le traitement de données conjoncturelles : ainsi les valeurs permanentes qu'il édicte s'inscriront-elles dans le temps des hommes. À l'heure où certains prônent l'extension d'une « sharî'a » figée, ou seulement déduite, Jacques Berque souligne l'appel du texte à la raison, ses ouvertures à l'innovation. Enfin, la langue, qualifiée traditionnellement d'inimitable, illustre la transfiguration de parlers arabes réels en un système linguistique aux propriétés singulières.
« Il semblerait qu'à peu d'exceptions près le désir de toucher le fond même du réel pousse Bacon, d'une manière ou d'une autre, jusqu'aux limites du tolérable et que, lorsqu'il s'attaque à un thème apparemment anodin (cas de beaucoup le plus fréquent, surtout dans les oeuvres récentes), il faille que le paroxysme soit introduit du moins par la facture, comme si l'acte de peindre procédait nécessairement d'une sorte d'exacerbation, donnée ou non dans ce qui est pris pour base, et comme si, la réalité de la vie ne pouvant être saisie que sous une forme criante, criante de vérité comme on dit, ce cri devait être, s'il n'est pas issu de la chose même, celui de l'artiste possédé par la rage de saisir. »
Michel Leiris
Dans cet essai brillant qui se présente comme une promenade en compagnie d'un guide éclairé, Jean Levi aborde de grandes questions comme la relation maître-disciple, la transmission, la traduction ou encore la philosophie comme mode d'expression littéraire, tout en présentant d'importantes figures chinoises et leur pensée. Recourant à des exemples concrets, des dialogues allégoriques, ironiques, aporétiques, il fait vivre la pensée chinoise en l'incarnant. Des Entretiens de Confucius aux grands auteurs de stratégie et d'art de la guerre et de la politique, Sunzi et Hanfei, en passant par le poète anarchiste Xikong, Jean Levi cherche à combler le fossé entre les philosophies occidentales et orientales par une réflexion sur le langage et la dialectique, mais sans sombrer dans un comparatisme absurde et en évitant des rapprochements qui ne seraient que poudre aux yeux. L'auteur n'isole jamais les figures de leur contexte historique, mais sait replacer les faits dans l'histoire de la Chine, à laquelle il ne réduit cependant pas les pensées. La tradition romanesque n'est pas oubliée et, avec le Roman des Trois Royaumes, il s'interroge sur le cas d'un livre populaire entré dans le patrimoine littéraire. Un livre intelligemment polémique, qui se termine par une critique virulente de François Jullien, de sa méthode et du miroir déformant qu'il donne de la Chine, de la philosophie chinoise et du fossé entre Orient et Occident.
Que se cache-t-il aujourd'hui derrière l'expression « bons sentiments », résolument péjorative et dépréciative, reflet d'un état d'esprit contemporain qui semble refuser toute place aux émotions et à la sensibilité ?
Il est de bon ton, aujourd'hui, de parler à tout propos et pour s'en moquer de « bons sentiments ». Mériam Korichi s'interroge sur les raisons de ce rejet dans le monde des médias, des intellectuels, des historiens, des artistes, notamment.
Afin de retracer et de cerner l'origine de ce sens négatif, elle entreprend un voyage dans l'histoire de la langue commune et philosophique : comment en est-on venu à donner à ces mots un sens contraire à ce que, littéralement, ils sembleraient vouloir dire.
Le dénigrement systématique des bons sentiments par l'usage courant - aujourd'hui la chose du monde la mieux partagée, de l'homme de la rue à l'Académicien, en passant par l'homme politique et le philosophe - sonne comme une contradiction, un paradoxe que cette enquête stimulante se propose d'examiner, en redonnant sa juste place à la sentimentalité.
Pourquoi et en quoi l'esclavage colonial nous concerne-t-il ?
Choisissant de ne pas revenir sur les débats entre mémoire ou histoire, repentance ou reconnaissance, sujets de nombreux livres, Françoise Vergès montre qu'on ne peut comprendre certains aspects du monde actuel sans appréhender à quel point la traite négrière et l'esclavage l'ont façonné. Il ne s'agit pas de défendre un déterminisme historique, mais d'explorer les ombres portées et les traces du système esclavagiste moderne.
Ce que l'auteur appelle ici « esclave » est une figure avec une longue histoire et des formes diverses, mais ayant comme constante la perte de toute maîtrise sur le fruit de son travail et la vulnérabilité devant un maître. Ce qu'elle défend, c'est une réintroduction de cette figure dans le champ des sciences sociales et du politique.
Elle suggère que « libérer » l'esclavage du carcan du discours moraliste ou économiste, du récit linéaire du progrès (de l'esclave au libre), de la théorie du contrat ou du marxisme orthodoxe (de l'esclave au prolétaire), permet d'étudier les politiques et les économies de prédation non comme des traces de l'arriération, mais comme des formes régulièrement réinventées, qui cohabitent avec les discours humanitaires et une économie du primat de la finance. Et conclut sur la nécessité de penser autrement les rapports de force afin d'aboutir à une société sans prédation.
La théorie de l'attachement montre l'influence des relations de la personne, de la naissance à l'adolescence, sur son évolution ultérieure. Ces relations laissent une empreinte visible, la vie durant, sur sa perception d'elle-même, des autres et du monde qui l'entoure.
L'attachement exerce son influence à long terme et sur tous les domaines de la vie, sociale, relationnelle, psychique, physique, par l'intermédiaire d'un conditionnement des mécanismes émotionnels, variables selon les individus et le type de relations qu'ils ont connues pendant leur prime jeunesse. Cet attachement est un instinct qui préside au développement de la personnalité, par l'intermédiaire du câblage du cerveau.
Cet ouvrage, paru en anglais sous le titre A Secure Base, rassemble huit conférences données dans les années 80 par John Bowlby. Il y présente les principaux axes de sa théorie et ses applications pratiques. Il offre à la fois des conseils sur l'art d'être parent, comme sur celui d'être thérapeute, tout en précisant son inscription dans la lignée des premiers travaux de Freud. Car contrairement à ce que lui reprochent certains, la théorie de l'attachement reste ancrée dans la psychanalyse.
Montrer les principaux gestes qui sont au principe d'une oeuvre majeure, restituer le contexte intellectuel au sein duquel elle s'est construite, expliciter ses dimensions anthropologiques et philosophiques : tels sont les objectifs de Louis Pinto, dont le travail, en cela bien différent d'une simple exégèse, intègre les enseignements que propose cette oeuvre.
La théorie élaborée par Pierre Bourdieu, loin d'être objectiviste ou scientiste, implique la réflexivité au coeur même d'une pratique scientifique qui met en question le privilège de l'observateur. Elle nous offre les moyens intellectuels de transformer le regard que nous portons sur le monde social ainsi que sur nous-mêmes. En ce sens, elle peut être considérée comme une socioanalyse nous permettant de comprendre des choses à la fois personnelles et générales, les jeux que nous jouons, les intérêts que nous y investissons et les résistances que nous opposons à la reconnaissance de tout ce qui était jusqu'alors voué à la méconnaissance.
S'il est vrai que l'ordre social repose sur des croyances profondément enfouies autant que sur des structures objectives, la sociologie enferme nécessairement une vision politique du monde social. Elle nous apprend à associer l'esprit d'utopie à la connaissance réaliste de cet ordre.
Un essai sur l'avenir du livre à l'heure des tablettes électroniques qui n'a ni le ton ni l'emphase nostalgique des amoureux exclusifs du papier. Le constat pourtant peut sembler alarmiste : le livre papier fait partie d'un « écosystème » et son rôle dans l'écosystème n'est pas assuré, et donc remplaçable, par le livre électronique.
Parce que les réponses (technologiques) sont aujourd'hui plus nombreuses que les demandes (sociales), les nouveaux formats n'ont pas ouvert de nouveaux horizons - émancipateurs - de lecture, ainsi qu'on aurait pu s'y attendre. Au contraire, ils ont volé la lecture, confisqué la possibilité même de lire et menacent la production intellectuelle en devenant de simples instruments de consommation culturelle.
L'idée-force de cet ouvrage qui se situe à la croisée de différents champs d'étude (sociologie, philosophie, neurosciences, psychologie cognitive) est que le livre papier a un format cognitif parfait et que rien pour l'instant ne vient le concurrencer. Peut-on vraiment naviguer dans un livre ? Que lit-on sur tablette ? Qu'est-ce que lire un essai et en quoi cette lecture diffère-t-elle de celle d'un manuel ou de recettes de cuisine ? L'accès à l'information est-il déjà connaissance, l'intelligence est-elle seulement une compétence ?
Organisé en avril 2011 au Musée d'Art et d'Histoire du judaïsme, cette rencontre internationale a réuni les meilleurs historiens des idées et du judaïsme autour de l'oeuvre de Yosef Hayim Yerushalmi. Tous ont été en contact avec lui et reviennent sur le dialogue qu'il a su instaurer entre l'histoire juive et les autres champs du savoir (histoire de l'ancienne Egypte, psychanalyse, histoire/mémoire, etc.).
Il faut modifier radicalement notre façon de parler des animaux et reconnaître l'évidence de la condition animale, ne plus penser uniquement par rapport à l'être humain ou par rapport à la nature.
Pour cela, l'auteur propose un parcours critique à travers les philosophies qui ont pensé l'animal.
Fl. Burgat montre comment l'existentialisme (Sartre et Levinas notamment), plus encore peut-être que la philosophie classique, a liquidé et interdit la question de l'animal. Elle explicite ces positions en développant le thème de l'organisme, non plus en tant que machine mais organisation, et démontre que le sens biologique est autre chose que l'ensemble des parties d'un animal, et qu'il fonde cette conscience animale dans l'angoisse dont les animaux sont atteints.
Elle questionne la condition animale, et s'interroge sur la subjectivité des animaux, mettant en évidence leur pensée, leur résistance, avant d'attaquer les traitements inhumains et indifférents qui leur sont souvent réservés, dont elle dénonce l'idéologie sous-jacente. Enfin, avec l'évidence de la pratique de l'art chez les animaux, l'auteur propose une réflexion sur le symbolique et sur la capacité à symboliser, montrant, pour conclure, que les animaux sont « sujets d'une vie ».
Une invitation à dépasser le cadre de la compassion pour fonder notre changement d'attitude sur la base d'une phénoménologie de l'existence animale, ce qui a des conséquences également sur notre façon d'appréhender la vie humaine.
Où commence l'histoire de l'Islam, où finit-elle ? Comment a-t-elle été rapportée dans l'écriture, et quelle a été l'évolution de ce compte rendu depuis que des configurations étatiques et nationales se dessinent dans les faits et les consciences ? En tant qu'historien du Maghreb, Abdallah Laroui étudie les deux principaux courants qui ont animé l'historiographie en Islam et leurs conséquences sur la pratique historienne aujourd'hui.
L'un, né de l'étude de la Tradition, des faits et paroles du Prophète, s'inspirait de la méthode du hadîth, impliquant une vision théologique du temps. L'autre, au service de la jurisprudence et qui fut le plus suivi au cours des premiers siècles, fournit une vision plus relative du temps et une conception cyclique de l'histoire. L'orientalisme avait qualifié la première d'islamique, la seconde portait selon lui les stigmates d'influences étrangères.
Réflexion d'un historien qui pense du coeur même de la culture arabo-musulmane, Islam et Histoire atténue la coupure entre l'historiographie européenne et l'historiographie islamique, replacée dans le courant général de l'histoire universelle. Abdallah Laroui apporte ainsi une perspective inédite sur le concept d'histoire en remettant en question la perception même de l'Islam.
Daryush Shayegan a forgé il y a trente ans déjà, suite à la révolution khomeyniste, le concept d'« idéologisation de la religion », repris par de nombreux experts pour rendre compte de l'islam politique et de ses impasses. Il a aussi pensé la notion d'individu non plus en termes d'origine et d'appartenance uniques mais comme un patchwork d'identités multiples et décrit le monde contemporain non plus en opposant Orient et Occident, modernité et tradition mais en analysant cette « pensée de l'entre-deux », les amalgames, les distorsions, les ruptures et les connexions qui traversent chaque être en tout lieu de la planète. Encore faut-il pour dégager le sens de cette « conscience métisse » interroger la mémoire historique, les constituants spécifiques qui ont permis à l'Occident d'émerger avec ses universaux (pensée critique, analyse scientifique, démocratie, etc.) issus des Lumières face à un Orient déboussolé vivant un temps autre qu'historique, théologique, mystique voire mythologique qui s'est fissuré avec la mondialisation, la virtualisation et les réseaux sociaux.
Multiculturalisme, identités plurielles, métamorphoses du religieux, interconnectivité, zones d'hybridation, déterritorialisations, autant de combinatoires que l'auteur analyse à l'heure des « révolutions arabes » qui voient s'opposer société civile et pouvoir anachronique.
Les mutations qui bouleversent le monde ne sont pas venues du jour au lendemain : en renvoyant aussi bien aux philosophes de Nietzsche à Deleuze et Baudrillard qu'aux théologiens arabomusulmans c'est à penser la généalogie et le devenir de notre « être dans le monde » que nous convie l'auteur.
N'y a-t-il pas une contradiction dans l'oeuvre d'Arendt ? On y trouve une description critique du totalitarisme national-socialiste, mais aussi l'apologie de Heidegger érigé, malgré son éloge de la « vérité interne et grandeur » du mouvement nazi, en roi secret de la pensée.
L'étude des Origines du totalitarisme montre qu'Arendt développe une vision heideggérienne de la modernité. Dans Condition de l'homme moderne, la conception déshumanisée de l'humanité au travail et le discrédit jeté sur nos sociétés égalitaires procèdent également de Heidegger.
En outre, des lettres inédites montrent qu'Arendt a décidé de marcher sur les pas de Heidegger avant leurs retrouvailles de l'année 1950. Il s'agit d'une adhésion intellectuelle, irréductible à la seule passion amoureuse, et qui mérite d'être prise au sérieux.
Certes, Arendt ne partage pas l'antisémitisme exterminateur de Heidegger confirmé par ses Cahiers noirs. Que devient cependant la pensée, instrumentalisée dans l'opposition - nouveau mythe moderne - entre Heidegger, le « penseur » retiré sur les hauteurs neigeuses de sa hutte de Todtnauberg, et Eichmann, l'exécutant sans pensée, le « clown » muré dans sa cage de verre ?
Que sera demain ? Nous voulons que la lumière soit faite sur les révolutions ou les guerres à venir, qu'on nous dise à l'avance lorsque les États qui détiennent nos créances seront mis en faillite. À défaut de percer le secret du futur ou d'en maîtriser la science, nous multiplions les scénarios, les prédictions, les prévisions que nous déléguons à des cohortes de spécialistes, de savants et d'experts relayés par les médiateurs de l'espace public et les pourvoyeurs d'opinion. Or, savoirs et pouvoirs s'organisent autour d'une parole oraculaire.
Et si les think tank et les agences de notations financières n'étaient que la version contemporaine des oracles delphiques de l'Antiquité ? Dans ce livre passionnant qui traite des récits du futur et de leurs paradoxes, Ariel Colonomos plonge au coeur des usines du savoir et met à jour les mécaniques sociales qui gouvernent ces nouveaux temples des sciences politiques, des technologies de la sécurité et des fabriques de la finance. Il donne à comprendre pourquoi, en réalité, c'est la frilosité qui triomphe, pourquoi le futur, lié à des intérêts nationaux, est constitué dans une recherche systématique de la stabilité. Les intérêts des penseurs et des décideurs convergent dans le conservatisme : ceux qui sont censés savoir rassurent ceux qui sont censés agir, et l'industrie du futur ralentit la marche du monde.
Outre son exceptionnelle connaissance de la philosophie antique, Pierre Hadot est aussi grand spécialiste de la philosophie allemande moderne ainsi que de Goethe.
Dans ce court essai, il réfléchit à l'idéalisation de la Grèce dans la philosophie et la culture allemandes, notamment dans les oeuvres de Schilling, Hölderlin, Winckelmann et Goethe. L'homme antique et païen y est un homme heureux, sain, vivant dans le présent, dont la figure sereine s'oppose à celle maladive et chrétienne des Romantiques. C'est le propre de l'homme antique de se réjouir spontanément, inconsciemment de sa propre existence, sans passer, comme le font les Modernes, par le détour de la réflexion et du langage. Voilà ce qui, aux yeux de Goethe, définit le mieux la santé antique, résultat d'un exercice spirituel que les philosophes de l'Antiquité pratiquaient et qu'il a connu par ses lectures de Cicéron, Sénèque, Plutarque, Epictète et Marc Aurèle.
Pour Goethe, la valeur du présent et de l'instant se fonde finalement, conclut P. Hadot, sur la reconnaissance de la valeur infinie de l'existence et sur le consentement à l'être et au monde.
Un essai très personnel sur le problème de l'identité de l'Europe, appréhendée dans la question des origines. Est-il si différent d'aborder le passé à l'échelle européenne plutôt qu'à l'échelle nationale, régionale ou locale ? L'unité européenne est placée sous le signe de l'ambiguïté (diversité et ambivalence de ses frontières au cours de l'histoire) qui se résume pour J.-F. Schaub par le fait qu'au cours du siècle passé, la barbarie du crime absolu fut indissociable des progrès de la science, de la culture et de l'organisation sociale.
L'Europe est " fille du désastre " : la brutalité et la déshumanisation de la Grande Guerre ont fini par se retourner vers un ennemi intérieur, trouvant son expression la plus radicale dans l'antisémitisme - une histoire de l'Europe ne peut commencer que par l'histoire de la Shoah.
Schaub opère ensuite une remontée dans l'Europe d'avant l'Europe : comment les sociétés européennes de la fin de l'Antiquité et du Moyen Age se sont révélées les unes aux autres, comment à la Renaissance les grandes ruptures de la modernité ont suscité l'expression d'une réalité européenne, comment, entre absolutisme et révolutions, se sont façonnées les institutions, comment l'idée ou le désir de mouvement serait, depuis 300 ans, le trait même du développement des sociétés européennes, enfin quelle est la place du fait chrétien dans l'identité de l'Europe d'aujourd'hui.
Face aux doutes, face à la perte des repères, JFS en appelle aux historiens pour qu'ils cessent d'écrire une histoire cautionnant " l'idée qu'il existe des nations et des histoires anciennes, des nations et des histoires récentes : l'histoire doit conserver sa dimension critique, et la tâche de l'historien repose sur des choix qui peuvent être remis en question ".
L'utopie vient de changer de masques et d'habits sous nos yeux : il y a vingt ans, dans les vacarmes et les promesses de 1968, elle faisait semblant d'être douce, amoureuse et libre. Aujourd'hui, sa figure est rébarbative. Pol Pot et les ordinateurs de l'Occident nous ont ouvert les yeux : bien loin de faire la fête, l'utopie aménage des maisons sans joie, sans amour ni fantaisie. Platon, Thomas More, Cabot, Owen nous avaient cependant prévenus. Ils nous avaient enseigné que l'utopie est une logique, non une figure poétique; un système clos, non une dérive ou une évasion. L'utopiste déteste le temps et il l'incarcère. Il se sauve des horreurs de l'histoire en élaborant un contre-système glacial fondé sur les mines de la libellé humaine.
Ce livre parcourt les chemins de l'utopie; en même temps qu'il relit les grandes doctrines, il est à l'affût des objets qui, dans le monde réel, sont infectés par la tentation utopique : les janissaires ou les couvents de saint Benoît, l'horloge et le cristal, le jeu d'échecs, les automates, l'art héraldique, le navire, les coléoptères... Ces vagabondages suggèrent qu'au-dessous des territoires du réel s'étend un autre sol, le sol morne, silencieux et blême de l'utopie : là, dans un espace inexaucé, les êtres, les choses ou les sociétés s'associent le long d'un réseau de lignes enchevêtrées, lignes souvent inaperçues des hommes de l'histoire.
Gilles Lapouge est romancier, journaliste, critique littéraire. Ses deux derniers romans, La Bataille de Wagram et Les Folies Koenigsmark, ont été de grands succès.
Face aux événements tumultueux qui secouent le monde, et particulièrement le monde islamique, Qu'est-ce qu'une révolution religieuse ? propose une autre lecture que celle de la simple géopolitique. Il met en relief les structures millénaires de la vision traditionnelle du monde et explique leur éclatement face à l'avènement de la modernité.
Pour ce faire, le recours à de multiples niveaux de représentation, religieux, philosophique et sociologique, et à de nouveaux outils de conceptualisation comme la double illusion, la brèche fondamentale, l'occidentalisation inconsciente ou l'idéologisation de la tradition, n'est pas seulement utile mais nécessaire si l'on veut saisir des phé¬nomènes qui ne s'identifient pas uniquement aux conflits opposant le Nord et le Sud mais s'inscrivent dans l'histoire douloureuse des consciences.
Sans la connaissance de ce qui fonde les systèmes de pensée occidental et oriental, le chevauchement de ces deux ordres, leur évolution et leurs déchirures, nous met en garde Daryush Shayegan, "nous resterons rivés aux stéréotypes et aux clichés qui peuplent le panthéon creux de l'homme moderne".
Daryush Shayegan, qui fut professeur de philosophie comparée à l'université de Téhéran, a notamment publié Le Regard mutilé, Schizophrénie culturelle : pays traditionnels face à la modernité, aux Editions Albin Michel. De par sa double culture orientale et occidentale, il poursuit un travail de mise en valeur des structures des sociétés traditionnelles, doublé d'un regard critique sur l'état actuel de ces civilisations.
L'inconscient dévoilé participe éminemment à la crise de civilisation qui aura marqué notre siècle, et les institutions des psychanalystes sont maintenant des lieux parmi d'autres dans la cité.
C'est dans ce contexte que, le 15 décembre 1989, Serge Leclaire, Philippe Girard, Lucien Israël, Danièle Lévy et Jacques Sédat ont proposé à leurs collègues la création d'interfaces entre les différentes associations psychanalytiques d'une part et l'Etat de droit d'autre part. L'Association pour une instance est issue de cette initiative. Cet Etat des lieux de la psychanalyse réalisé par l'APUI vise à mettre à la disposition de tout psychanalyste comme de tout " honnête homme " une information aussi complète que possible sur les pratiques, les modes de fonctionnement et les usages d'un ensemble de professionnels qui se réclament de la même discipline.
Il s'articule autour de cinq grands thèmes : le cadre et le dispositif, le cursus et la formation, l'extension de la psychanalyse dans la société, les rapports de la psychanalyse et de l'Etat dans un certain nombre de pays et le statut juridique de la psychanalyse. Les initiés trouveront des éléments pour composer selon leurs penchants différents plans d'aménagement de ce territoire et les profanes de quoi s'orienter dans un champ aux contours difficiles à cerner.
Mais cet Etat des lieux offre aussi à tous une relance de la réflexion sur la psychanalyse.